Le 9 novembre 2015, je suis au Grand Mix. C’est un lundi, et Deerhunter y joue pour présenter son nouvel album Fading Frontier. Dans l’équipe, on est tous excités et enthousiasmés par ce disque. Dans le programme, j’ai écrit que « de ses failles obscures, Deerhunter puise une pop magistrale et éclatante, riche en secousses ». Un commentaire qui éclaire paresseusement le côté cabossé de ce groupe d’Atlanta. Bradford Cox, son chanteur, est atteint d’une rare maladie génétique qui lui confère une silhouette particulière, comme désarticulée. Il vient en plus de se remettre d’un accident de la route. Deerhunter vient à Tourcoing précédé de cette aura, de cette histoire qui ombre juste ce qu’il faut le succès, et après avoir annulé son précédent passage deux années avant. Tout le monde a en tête la révélation que fut Halcyon Digest et en ce qui me concerne, l’hypnose que fut et qu’est toujours le titre Helicopter.
L’automne, cette année-là au Grand Mix, est exceptionnel. Il s’ouvre avec des concerts de Mac DeMarco et de The Apartments, et c’est déjà une promesse infinie que d’alterner entre le génie d’un branleur et le récital d’un père en deuil. Quelques jours avant Deerhunter, on a reçu consécutivement les Américains de Battles et de Low, pour ce qui fut sans doute le plus beau moment que Tourcoing ait connu depuis la libération. Dans ce programme étourdissant, la bonne fortune a même voulu qu’Unknown Mortal Orchestra apparaisse le jour de la Toussaint. A la fin de la semaine, le festival des Inrocks tiendra enfin ses promesses d’une affiche qui ne ressemble pas à des miettes pour la province : Fat White Family jouera jeudi et puis enfin, on reverra Son Lux. Ce sera vendredi, le 13 novembre. C’est le plus beau trimestre de l’histoire de la salle d’après moi.
Et puis, les concerts le lundi, j’ai toujours trouvé qu’il y avait une ambiance particulière.
Peut-être parce qu’ils réunissent les plus passionnés des amateurs de musique, ceux pour qui écouter un concert n’est pas une activité parmi d’autres pour le vendredi ? Ce soir-là, la salle a belle allure. Elle est composée, comme souvent à Tourcoing, autant de Français que de Belges. A vrai dire je ne m’en souviens pas vraiment, mais je me la rappelle comme ça : une salle joyeuse et en appétit qui parle en français et en flamand.
Quelqu’un a eu la merveilleuse idée, au premier rang, de filmer le concert et le baguenaudage – très inattendu – de Bradford Cox. La vidéo est sur Youtube. On le voit, assis en bord de scène, engager une conversation anodine avec le public, puis la vidéo enchaîne par un fondu sur un extrait du concert, pendant lequel le groupe joue le morceau All the Same qui ouvre son nouvel album. J’adore cette vidéo. Elle raconte en quatre minutes tout ce que j’ai aimé du Grand Mix, tout ce pourquoi j'étais bien à l’intérieur de ces murs.
A bien des égards, cette soirée du 9 novembre 2015 marque la fin d’une époque. En tous cas un monde s’est arrêté de tourner pour moi pendant Ad Astra et Fluorescent Grey, qui clôturaient le show si j’en crois setlist.fm. C’est con, Ad Astra aurait été la conclusion idéale à mon ancienne vie. On ne choisit pas toujours la bande-son de ses funérailles.
Le jeudi, les Fat White Family, comme s’ils avaient eu conscience qu’ils n’étaient que des figurants dans cette histoire, n’ont joué guère plus de 20 minutes et c’est déjà vendredi, le 13 novembre.
En novembre 2015, nous attendons notre premier enfant. Théa est née le 22 janvier 2016. Douze jours plus tôt, David Bowie a disparu. J’ai cette théorie selon laquelle, ayant vu son exemplaire le plus abouti, l'être le plus parfait mourir, l’humanité décida de lâcher la rampe et de se laisser ensevelir. Prince aussi meurt cette année-là. Et Johann Cruyff. Et Mohamed Ali. Puis Donald Trump est élu Président des Etats-Unis. Évidemment, la théorie selon laquelle Théa est la réincarnation de Bowie est également très solide.
Cette vidéo qui est sur Youtube, pourquoi montre-t-elle le morceau All the Same ? Devant la scène du Grand Mix, Cox discute avec deux spectatrices que je connais. Elles s’appellent Coline et Nicole. Des prénoms quasiment « all the same » c’est vrai, mais en dehors de ça, plus rien ne sera « the same ». Je repense à cette période bouclée en 2015 comme s’il s’agissait d’une vie antérieure, un peu floue, superficielle, une blague sans chute.
Comments